Eloge de la main

Ressentez-vous le besoin de pratiquer une activité manuelle quotidienne?

Il y a quelques jours, en écoutant la radio, j’ai découvert Matthew Crawford. C’est un garçon passionnant au tempérament entier, qui étouffait dans une prestigieuse think tank américaine ; il a choisi de tout plaquer, d’abandonner une brillante carrière pour ouvrir un atelier de réparation de moto.

De cette expérience est sorti un livre étonnant « éloge du carburateur », dans lequel il nous partage sa réflexion sur la nécessité de reconsidérer notre rapport à l’activité manuelle comme base d’une vie meilleure.

Il fait le constat que nous sommes enlisés dans une société qui a privilégié la cérébralité, favorisant des métiers hors-sol dénués de sens et de valeurs, sans normes concrètes d’évaluation, qui conduisent au pire à une lassitude et une dépression - dans le cas des « bullshit jobs » décrits par David Graeber - au mieux à une enflure narcissique.

 Pour Crawford, avoir une action positive sur la matière à travers une activité manuelle est très gratifiante pour l’être humain et les contraintes qu’il ne peut que rencontrer lui garantissent une saine humilité.

Le souci de l’excellence, la réflexion nécessaire (nous avons culturellement tendance à la sous-estimer), la rigueur, la capacité à percevoir et à se concentrer que requiert le travail manuel se répercute dans d’autres domaines d’activité et aboutit pour lui à une formation intellectuelle et morale de qualité.

 En l’écoutant, je n’ai pu m’empêcher de faire le parallèle avec ce qui se passe dans le monde de l’art actuellement.

Nous sommes les héritiers d’une division datant du Moyen-âge entre les arts majeurs - la peinture, la sculpture,la musique, etc – censés être plus intellectuels, et les arts mineurs - les arts décoratifs : céramique, joaillerie, arts textiles mais qui englobent de nos jours également le design, l’illustration,etc - plus manuels.

Cette grille de lecture, malgré plusieurs tentatives pour en casser les codes au cours du 20eme siècle, est encore active aujourd’hui. Nous nous retrouvons devant un marché de l’art outrageusement centré sur le discours au détriment du ressenti dans la réception de l’œuvre ; le savoir-faire est mis de côté au détriment du concept. Nous assistons à une hypertrophie intellectuelle qui s’est déconnectée pour de bon du cœur et de la main jusqu’à aboutir au excès que l’on connaît. Certains artistes se répètent parfois depuis des décennies et leur œuvre, étayée par un discours souvent abscons, finit par n’avoir qu’un usage purement spéculatif.

 Je m’ intéresse depuis de nombreuses années à l’artisanat et aux arts décoratifs, et j’y trouve souvent plus de créativité et d’innovation que dans certaines oeuvres représentatives de l’art contemporain officiel et subventionné.

Créer une image ou un objet dans un but décoratif ou utilitaire ne signifie pas que cette œuvre n’a pas d’âme, bien au contraire. Les japonais l’ont bien compris, eux qui ont donné le statut de Trésors Nationaux Vivants aussi bien à leur artistes qu’à leur artisans d’art les plus talentueux. Ce manque de considération du manuel serait-il spécifiquement occidental ? Nous tourner vers d’autres cultures nous aiderait peut-être à déconstruire cette conception obsolète de la création au sens large.

 La main et le cœur sont reliés et lorsque de longues années d’apprentissage débarrasse l’artisan de tout gonflement égotique, il me semble que ce qu’il crée vibre de façon encore plus subtile. Grâce à cette humilité, la main peut être traversée par quelque chose qui dépasse l’individualité de l’artisan.

Lorsque nous nous retrouvons devant un bol dans lequel le potier a su introduire ce souffle, nous n’avons pas besoin de discours pour ressentir cette présence.

Comme le décrit Rupert Spira, céramiste et enseignant non-duel « Un bol vraiment beau évoque l'infini ; il est perché à la frontière entre le plein et le vide, révélant leur inséparable identité. »

La qualité d’une œuvre ne peut à mon sens être assujettie à un critère relevant de la catégorie « art majeur, à visée non utilitaire ». On trouve des œuvres inspirées dans les arts décoratifs comme dans la peinture et l’on trouve également dans chacun de ces domaines de médiocres artefacts. Tout dépends du talent et de l’engagement du créateur. Ces distinctions, encore prégnantes dans l’imaginaire collectif, font énormément de tort à l’ensemble des artisans d’art mais font le miel des spéculateurs qui ont tout intérêt à renforcer ce clivage absurde pour justifier les prix délirants d’une certaine catégorie du marché de l’art.

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