Le wabi-sabi ou les délices de l’imperfection

J’ai cinq ans, peut-être six. Nous revenons d’une promenade, les doigts encore tachés du jus des mûres que nous venons de cueillir. Dans la cuisine, on s’apprête à faire de la confiture. Le jour décline doucement. Les derniers rayons du soleil se posent sur le vieil évier en pierre, glissent sur le cuivre de la bassine, illuminant au passage le jus grenat des mûres qui coule doucement. Je regarde les murs autour de moi, les couches de peinture qui s’écaillent, les fissures, les traces laissées par le temps. Je trouve cela très beau. Une étrange sensation de plénitude m’envahit, mêlée de nostalgie devant tant de fragilité.

Cet instant est resté en moi : la beauté ne se trouve pas seulement dans ce qui est neuf, lisse, parfait. Elle réside aussi dans les surfaces usées, dans les patines, dans tout ce que le temps a façonné. Les vieilles maisons de mon enfance, leurs poutres marquées, leurs pierres irrégulières et leurs objets cabossés, m’ont éveillée à cette sensibilité. Ils étaient comme des poèmes silencieux, des témoins d’un monde en constant changement.

Aujourd’hui encore, ce regard façonne ma manière de peindre. Dans mon travail, j’aime superposer les couches, laisser apparaître des traces, effacer, révéler. Les surfaces ne sont jamais uniformes : elles portent la mémoire de leurs transformations. J’aime les strates comme on aime les rides d’un visage, parce qu’elles disent une histoire, une profondeur qui se livre peu à peu.

C’est ce qui me relie intimement au wabi-sabi, cette esthétique japonaise qui honore l’imperfection, la simplicité et l’impermanence. Le wabi-sabi nous apprend à voir la beauté dans ce qui est fragile, incomplet, voué à disparaître. Il nous invite à ralentir, à contempler ce qui se déploie dans le silence.

Lorsque je peins, je cherche à ouvrir cet espace. Les matières irrégulières, les couleurs patinées, les surfaces grattées ne sont pas des juste des accidents : elles deviennent des portes. Des passages vers un sentiment d’équilibre qui naît justement de l’imparfait.

Ce goût pour l’inachevé, pour le discret, rejoint une expérience intérieure : celle d’accueillir la vie telle qu’elle est. Les fissures, les éclats, les traces ne sont pas des manques, mais des formes d’intensité. Elles rappellent que tout est en mouvement, que rien n’est figé.

Ainsi, dans mes toiles, j’essaie de transmettre ce que j’ai perçu dès l’enfance devant l’évier de pierre et les murs écaillés : une beauté fragile et profonde, qui résonne dans la mémoire et ouvre à une forme de paix.

Suivant
Suivant

Par une belle journée d’hiver….