Claire Degans Claire Degans

Par une belle journée d’hiver….

Un ami me propose d’aller passer la journée à Avignon. Je ne connais pas ses musées et nous nous proposons d’aller les découvrir dans l’après-midi. Le mistral qui souffle rend le ciel clair; cette ville si minérale devient presque italienne au soleil du midi.

Nous choisissons le Petit Palais. Nous montons quelques marches pour atteindre le bâtiment et nous clignons des yeux pour nous habituer à la soudaine obscurité. Quand mes yeux finissent par s’habituer, je distingue d’abord des éclats de lumière qui viennent des tableaux : ce sont les feuilles d’or appliquées par les peintres sur le tableau afin de révéler le caractère sacré et immortel de ce qu’ils représentent. Chaque retable, chaque représentation de la Vierge dégage cette même lumière qui me touche au cœur et que je trouve étonnamment moderne : le contraste entre cet aplat doré et le modelé parfois maladroit du personnage m’enchante. Jamais je n’avais vu réunis autant de tableaux de cette même époque de la pré-renaissance italienne. Certains sont très abîmés mais cette patine et cette imperfection leur donnent une profondeur supplémentaire. Ces tableaux, aussi précieux qu’ils soient, ne sont pas éternels, le bois dévoré en témoigne. Le temps a laissé sa marque, tout comme l’artiste - loin des canons de perfection qui régneront plus tard - a laissé la marque de son humanité. Ces œuvres expriment une ouverture indéniable vers le sacré et nous rappellent en même temps à notre mortalité et à nos limites.

Je cours d’une salle à l’autre, ivre de tant de beauté. Tout d’un coup un nouveau rapport à la peinture s’impose à moi ; je me sens pleine de respect devant ces œuvres d’une densité incroyable.

Quand je sors du musée, dans la pleine lumière, je suis presque étourdie. Quelque chose à l’intérieur de moi s’est profondément modifié. Un chemin vient de s’ouvrir ; j’ai le sentiment que je ne regarderai plus le monde de la même façon.

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Claire Degans Claire Degans

Plaidoyer pour le bonheur

 

 Une œuvre d’art nous attire-t-elle parce qu’elle nous choque ou parce qu’elle nous nourrit ?

Je me suis récemment posé cette question en découvrant les œuvres d’une artiste ayant fait polémique récemment pendant son exposition au Palais de Tokyo.

Exposer l’horreur, c’est parfois une chose nécessaire, et Guernica, dans les années 30, a joué un rôle important dans la perception que l’opinion publique a eu de la guerre d’Espagne. Mais n’y a–t-il pas depuis quelques décennies, une surenchère du vide, du laid et du souffrant ? Et quelle place laisse-t-on à d’autres représentations du monde, plus positives et inspirantes ?

 

Avec la figure de l’artiste maudit, apparue au 19eme et 20eme siècle, le milieu de l’art a petit à petit légitimé le sombre et le douloureux (on pense à Baudelaire, Artaud ou Van Gogh par exemple) pour finir par arracher, à l’orée des années 60 la part de beauté qui restait à ces ténèbres. Car il semblerait que l’art contemporain, qui émerge à cette époque, soit là avant tout pour nous faire réfléchir. La beauté, considérée comme réactionnaire et bourgeoise, et la joie de vivre, beaucoup trop populaire sont montrées du doigt ; il faut tuer simultanément le père et le peuple. Cette névrose occidentale des élites nous a sans doute fait passer à côté d’œuvres merveilleuses mais irrecevables du point de vue des critères autorisés.

 

Or, dans un monde de chaos, il me semble que nous avons besoin d’îlots de beauté et de sérénité pour ne pas sombrer et pour nous souvenir qu’un autre monde existe. L’invitation à renouer avec une certaine harmonie peut permettre l’émergence d’un monde meilleur et inciter chacun à exprimer ses plus hautes aspirations ; n’est-ce pas le moment?

 

J’ai parfois le sentiment de vivre dans une société qui veut nous désespérer, dans laquelle toute forme d’idéal a été soigneusement gommée. Le paradoxe étant que l’injonction à nager dans le bonheur n’a jamais été aussi forte ! Nous sommes quotidiennement invités à goûter tous les plaisirs de la vie et à exposer notre réussite ; c’est l’« happycratie » dont parle Eva Illouz, dérive néolibérale d’un monde qui a perdu le lien au sacré.

 

On peut se demander quelle place auraient à notre époque des peintres comme Bonnard, Gauguin ou Matisse ? leur talent serait-il célébré ou seraient-ils rangés dans la catégorie des ringards?

Se plonger dans un tableau de Matisse, c’est appréhender de façon sensible et authentique une idée du bonheur, non dénuée d’une forme de mélancolie.

Ces artistes à la grande sensibilité ont su pointer vers une autre réalité alors même qu’ils vivaient des épisodes douloureux de leur existence. Bien que la souffrance les ait envahis à un certain moment, ils n’ont pas quitté du regard une certaine lumière et ont fait le choix - loin de toute facilité - de partager leur émerveillement.

Ces peintres ont su entrevoir une présence et la redonner au monde ; et à la différence des recettes frelatées du « business du bonheur » destinées à combler notre vide, cette promesse a le pouvoir de nous nourrir intérieurement de façon durable…

 

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Claire Degans Claire Degans

Eloge de la main

Ressentez-vous le besoin de pratiquer une activité manuelle quotidienne?

Il y a quelques jours, en écoutant la radio, j’ai découvert Matthew Crawford. C’est un garçon passionnant au tempérament entier, qui étouffait dans une prestigieuse think tank américaine ; il a choisi de tout plaquer, d’abandonner une brillante carrière pour ouvrir un atelier de réparation de moto.

De cette expérience est sorti un livre étonnant « éloge du carburateur », dans lequel il nous partage sa réflexion sur la nécessité de reconsidérer notre rapport à l’activité manuelle comme base d’une vie meilleure.

Il fait le constat que nous sommes enlisés dans une société qui a privilégié la cérébralité, favorisant des métiers hors-sol dénués de sens et de valeurs, sans normes concrètes d’évaluation, qui conduisent au pire à une lassitude et une dépression - dans le cas des « bullshit jobs » décrits par David Graeber - au mieux à une enflure narcissique.

 Pour Crawford, avoir une action positive sur la matière à travers une activité manuelle est très gratifiante pour l’être humain et les contraintes qu’il ne peut que rencontrer lui garantissent une saine humilité.

Le souci de l’excellence, la réflexion nécessaire (nous avons culturellement tendance à la sous-estimer), la rigueur, la capacité à percevoir et à se concentrer que requiert le travail manuel se répercute dans d’autres domaines d’activité et aboutit pour lui à une formation intellectuelle et morale de qualité.

 En l’écoutant, je n’ai pu m’empêcher de faire le parallèle avec ce qui se passe dans le monde de l’art actuellement.

Nous sommes les héritiers d’une division datant du Moyen-âge entre les arts majeurs - la peinture, la sculpture,la musique, etc – censés être plus intellectuels, et les arts mineurs - les arts décoratifs : céramique, joaillerie, arts textiles mais qui englobent de nos jours également le design, l’illustration,etc - plus manuels.

Cette grille de lecture, malgré plusieurs tentatives pour en casser les codes au cours du 20eme siècle, est encore active aujourd’hui. Nous nous retrouvons devant un marché de l’art outrageusement centré sur le discours au détriment du ressenti dans la réception de l’œuvre ; le savoir-faire est mis de côté au détriment du concept. Nous assistons à une hypertrophie intellectuelle qui s’est déconnectée pour de bon du cœur et de la main jusqu’à aboutir au excès que l’on connaît. Certains artistes se répètent parfois depuis des décennies et leur œuvre, étayée par un discours souvent abscons, finit par n’avoir qu’un usage purement spéculatif.

 Je m’ intéresse depuis de nombreuses années à l’artisanat et aux arts décoratifs, et j’y trouve souvent plus de créativité et d’innovation que dans certaines oeuvres représentatives de l’art contemporain officiel et subventionné.

Créer une image ou un objet dans un but décoratif ou utilitaire ne signifie pas que cette œuvre n’a pas d’âme, bien au contraire. Les japonais l’ont bien compris, eux qui ont donné le statut de Trésors Nationaux Vivants aussi bien à leur artistes qu’à leur artisans d’art les plus talentueux. Ce manque de considération du manuel serait-il spécifiquement occidental ? Nous tourner vers d’autres cultures nous aiderait peut-être à déconstruire cette conception obsolète de la création au sens large.

 La main et le cœur sont reliés et lorsque de longues années d’apprentissage débarrasse l’artisan de tout gonflement égotique, il me semble que ce qu’il crée vibre de façon encore plus subtile. Grâce à cette humilité, la main peut être traversée par quelque chose qui dépasse l’individualité de l’artisan.

Lorsque nous nous retrouvons devant un bol dans lequel le potier a su introduire ce souffle, nous n’avons pas besoin de discours pour ressentir cette présence.

Comme le décrit Rupert Spira, céramiste et enseignant non-duel « Un bol vraiment beau évoque l'infini ; il est perché à la frontière entre le plein et le vide, révélant leur inséparable identité. »

La qualité d’une œuvre ne peut à mon sens être assujettie à un critère relevant de la catégorie « art majeur, à visée non utilitaire ». On trouve des œuvres inspirées dans les arts décoratifs comme dans la peinture et l’on trouve également dans chacun de ces domaines de médiocres artefacts. Tout dépends du talent et de l’engagement du créateur. Ces distinctions, encore prégnantes dans l’imaginaire collectif, font énormément de tort à l’ensemble des artisans d’art mais font le miel des spéculateurs qui ont tout intérêt à renforcer ce clivage absurde pour justifier les prix délirants d’une certaine catégorie du marché de l’art.

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